Il existe mille et une façons de se nourrir ; mille et une
saveurs à découvrir et vingt mille lieux pour s’y réjouir. Des préparations les
plus basiques du terroir, consommées dans les tables d’hôtes les plus rustiques
aux mets citadins les plus raffinées des plus grandes maisons étoilées, la
restauration commerciale a évolué progressivement, tirant avantage de chaque
voyage qu’elle effectue. Elle emprunta les produits et les épices, les
techniques de préparation et de cuisson, les technologies et le savoir-faire
pour devenirde nos jours, là où elle s’installe, localement universelle. Et la
restauration gastronomique fut.
La première définition de la gastronomie fut «la
connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se
nourrit» (Brillat-Savarin, 1755-1826 - père fondateur de la gastronomie). De
cette définition, on comprend que la gastronomie englobe bien plus que
l’artculinaire, mais tout ce qui gravite autour (décors, animation, mise en
place, service, etc.). C’est dans ce modèle que le restaurant gastronomique
puise ses fondements pour faire de «l’expérience gastronomique», son axe
principal, voire sa raison d’être.
Le restaurant gastronomique cherche donc à mettre la
gastronomieà l’honneur, à travers plats de qualité, une cave honorable, un
accueil attentif, un service soigné et un cadre agréable. Ce genre de
restaurantspropose des menus plus ou moins variés selon la complexité et la
valeur des plats proposés. Aussi, le cadre intérieur de l’établissement et
l’espace entre les convives doit respecter certaines règles, voire certains
standards.
À restaurant gastronomique, chef étoilé
Dans le contexte d’un restaurant gastronomique, le chef
cuisinier, joue un rôle clé. Il peut être patron, copropriétaire ou, parce
qu’un restaurant gastronomiqueexige unlourd investissement d’installation,
employé d’un groupe hôtelier.Il régente le plus souvent une brigade de
cuisiniers et de commis de cuisine, conçoit la carte et veille à son évolution.
Le chef cuisinier met au point des fiches techniques des
plats, se charge de leur dressage,de leur contrôle au passeet s’assure deleur
mise à disposition pour le service au bon moment. C’est aussi un bon
gestionnaire qui a la charge de l’approvisionnementen produit de qualité,la
gestion de la cave et la gestion des coûts des matières,des écarts et des
pertes.
“Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur tout le
temps qu’il est sous notre toit”(Brillat-Savarin)
En salle, c’est le maître d’hôtel qui prend le relai pour
devenir le maître du service. Lui aussi régente une brigade de chefs de rangs
et de serveurs et veille à ce qu’ils s’occupent au mieux des convives. Là
encore, une attention particulière est accordée au choix du linge, de la
vaisselle, des couverts, des verres et de la décoration pour faire de
l’excellence, le point d’ordre de la maison.
Ce choix dépend non seulement du rang de l’établissement,
mais aussi, des connaissances de en matière d’argenterie et de dinanderie, de
style, de textile et encore d’us et coutumes ; le manque de connaissance ou de
moyenspeut être compensépar l’expression du thème de la maison qui se marque
dans la créativité de la décoration.
L’art de la mise en place … au millimètre près
La disposition de la table est essentielle dans un
restaurant gastronomique ; elle indique le degré d’attention portée au repas
qui va être servi. Nappe ou sets de table et serviettes de table sont
coordonnés ou assortis.Les plis du nappage sont repassés sur la table même afin
d’obtenir une surface totalement plate. Pour les tables rectangulaires, il est
admis de ne repasser que les plis de la largeur.
Dans la tradition gastronomique occidentale, on réserve à
chaque convive un espace de 60 à 70 cm sur lequel on dispose assiettes,
couverts et verres. Cet espace, souvent mesuré avec un mètre-ruban, permet à
chacun de se sentir à l’aise. Pour une table ronde, l’espace est de minimum 30
cm entre deux assiettes.Celles-ci sont placées à 1 ou 2 centimètres du bord de
la table, éventuellement sur une sous-assiette - qui ne sera retirée que pour
le dessert. Lorsque l’assiette creuse à potage est présentée sur l’assiette
plate, toutes deux doivent être desservies ensemble.
“La qualité la plus indispensable du cuisinier est
l’exactitude. Elle doit être aussi celle du convié” (Brillat-Savarin)
Les couverts, immaculés, sont disposés de part et d’autre de
l’assiette, dans leur ordre d’utilisation, soit de l’extérieur vers
l’intérieur.Les verres idéalement en cristal sont rangés selon leur taille,
dans un ordre décroissant, de gauche à droite. La table peut comporter un «
surtout », plateau qui orne son centre, où l’on place les salières, sucrières,
etc., et éventuellement, des fleurs peu parfumées ou des bougies allumées avant
que les convives ne gagnent la table. À défaut de surtout, des petites salières
sont placées tout au long de la table.
Serviteur de ces hommes est leur seigneur
Au restaurant qualifié de gastronomique, le service prime.
Plus encore, ce sont les types de services les plus spectaculaires qui sont
favorisés. On citera notamment le célèbre service « à l’assiette clochée » qui
exacerbe le mystère de ce qui se trouve dans l’assiette et stimule l’appétit.
Les plats sont dressés en cuisines puis couverts avec une cloche en argent (ou
inox). Le transfert des assiettes se fait soit à la main, soit sur un plateau
en argent. Les assiettes sont posées par la droite puis … tambours … toutes
découvertes simultanément.
“La table est le seul endroit où l’on ne s’ennuie jamais la
première heure” (Brillat-Savarin)
Ce service, luxueux et élégant mérite toute sa place dans un
restaurant gastronomique à côté d’un service pas moins spectaculaire, le
service à au guéridon, appelé aussi service « à la russe ».
Introduit par le prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie
en France entre 1808 et 1812, le service à la russe utilise un guéridon (genre
de chariot à nourriture) placé devant la table des convives où le matériel de
service est disposé. Les mets sont dressés dans les plats, et le dressage des
assiettes se fait à la vue de la clientèle à l’aide d’une pince tenue dans les
deux mains.
Entre art, luxe et science : la créativité qui se mange
La gastronomie peut paraître un luxe, en raison du coût
élevé de certains aliments et des prix de la restauration de haut niveau
(cuisiniers maitrisant des techniques précises, élaborant des mets composés de
produits de haute qualité gustative, etc.).Une expression populaire évoque
d’ailleurs cela en rime et avec une pointe d’humour: «estaurant gastronomique,
prix astronomique!»
“Dis-moi ce que tu manges, je te dirais ce que tu es”
(Brillat-Savarin)
Des convives fortunés, voyageant à travers le monde, pouvant
s’attarder à table et ayant la curiosité d’une littérature spécialisée, se
constituent une culture gastronomique étendue plus facilement que les gourmets
aux moyens financiers limités, qui peuvent, néanmoins, se considérer comme tout
autant gastronomes.
La gastronomie concerne aussi des produits simples et des
recettes de tous les jours, qui peuvent, autant que les mets luxueux,
participer à l’éducation gustative et à l’entraînement à la dégustation.
Charles Baudelaire a dit d’ailleurs, à juste titre, que «celui qui s’applique à
déguster avec attention un plat simple, en mémorisant ses sensations, dans des
conditions de “luxe, calme et volupté”, témoigne d’un comportement de
gastronome, contrairement à celui qui mange ce même plat distraitement,
simplement pour se nourrir, combler sa faim ou s’attabler par convention ».
Pour sa part, Charles Fourier, dans l’élaboration utopique
d’un monde meilleur, a donné une place essentielle au goût qui concerne,
dit-il, quatre fonctions : la gastronomie, la cuisine, la conserve et la
culture. La combinaison de ces fonctions engendre la «Gastrosophie», où la
gastronomie devient une science destinée à offrir à tous les «raffinements de
bonne chère que la civilisation réserve aux oisifs».
Et si la cuisine algérienne était gastronomique ?
Les règles de la gastronomie varient selon les classes
sociales, les nations, les régions, les époques et les modes. Les différences
sont, ou furent, liées aux ressources alimentaires locales, les classes aisées
ayant en principe une culture de table plus vaste. Les principes
socioculturels, notamment religieux, sont particulièrement importants dans certains
univers.
La cuisine algérienne a donc tout pour être gastronomique,
notamment une grande richesse tirée de la production terrestre et marine. Elle
est essentiellement méditerranéenne et saharienne et offre une composante de
mets variés selon les régions et selon les saisons, ce qui donne une palette
culinaire très diversifiée.
Cette cuisinequi fait appel à une multitude de produits,mais
essentiellement des légumes et céréales qui depuis toujours sont produits avec
abondance dans le pays. De plus, le passé riche de l’Algérie a contribué à
l’acheminement d’une abondance de mets originaire de différentes périodes et
régions du monde.
“Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les
conditions, de tous les pays et de tous les jours …” (Brillat-Savarin)
En effet, les conquêtes du territoire algérien ont été l’un
des principaux facteurs d’échanges entre les différents peuples (berbères,
arabes, turcs, juifs, andalous, français et espagnols). Parmi toutes les
spécialités dont dispose l’Algérie, la plus fameuse reste le couscous, reconnu
de facto comme plat national, et aussi les pâtisseries traditionnelles
qualifiées de «pâtisseries orientales» dans les pays occidentaux.
Les bourgeons d’une gastronomie algérienne
Cela dit, existe-t-il un restaurant gastronomique « algérien
» en Algérie, ou du moins dans la capitale ? On ne peut pas l’affirmer, bien
que certains restaurants s’en rapprochent.On peut citer le «Mordjane» de
l’hôtel Sofitel ou encore «El Djenina», même si ce dernier tends plus ou moins
à incarner un restaurant traditionnel que gastronomique. On peut aussi inclure
«Dar Lahlou» dans cette catégorie si ce n’est dans celle des restaurants à
thème où le couscous serait le produit pivot.
En réalité, la problématique réside dans le fait qu’aucune
trace d’une codification de la cuisine algérienne n’existe, contrairement aux
autres cuisines de monde qui ont acquis leurs lettres de noblesse en la
matière. Les quelquesouvrages qui traitentdu sujet sont enfouis sous des
milliers de livres de recettes, qui s’amusent à «moderniser» la cuisine
algérienne alors qu’aucun ne cherche à la conserver.
Très peu de recherches font ressortir la «cuisine algérienne
de référence» et, malheureusement, aucune institution ne s’intéresse
spécialement à la sauvegarde de ce patrimoine immatériel de grande valeur,
jusque-là transmisde façon orale, de génération en génération. Un travail
urgent reste à faire avant que la cuisine algérienne authentique ne
s’éteigneavec nos dernières grand-mères encore en vie.
“Le créateur en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y
invite par l’appétit, et l’en récompense par le plaisir” (Brillat-Savarin)
Après, et seulement après cette étape cruciale qu’on pourra
songer à définirles grandes lignes d’une «gastronomie algérienne» au sens pur
du terme, qui prend en considération toutesses particularitéstechniques et
socioculturelles (plats principaux très consistants, lutte contre toute forme
de gaspillage, service particulier pour les groupes, etc.).
Un challenge pour les étudiants-chercheurs ?
À défautd’une institution dédiée à la recherche
scientifiqueen matière de cuisine algérienne, ce sont les écoles hôtelières qui
doivent s’intéresser à la valorisation de ce patrimoine par la conservation
d’abord, et la modernisation ensuite.
Parmi les écoles qui aspirentà donner une dimension
gastronomique à la cuisine algérienne, on citera l’École Supérieure d’Hôtelière
et de la Restauration d’Alger (ESHRA). Pour ce faire, l’école tente d’abord d’initier
ses étudiants à l’univers de la gastronomie, en amont,à travers des cours
théoriques, et en aval, enveillant à l’exploitation du restaurant gastronomique
“Mille et une Vagues” (voir page guide gourmand), sous le tutorat de leurs
instructeurs.
«Les étudiants sont initiés à tout le processus de l’accueil
qui va de l’arrivée du client jusqu’à son départ ainsi qu’aux finitions en
salle (découpage, flambage, carafage, etc.)», nous apprends Sébastien Gaillard,
instructeur-maître d’hôtel au restaurant. «J’ai enseigné en France et
aujourd’hui, j’enseigne ici, dans cette belle maison et je constate que les
étudiants sont vraiment passionnés par la gastronomie. Ils sont curieux et ont
faim de connaissance», a-t-il fait remarquer.
“Les animaux se repaissent, l’homme mange, l’homme d’esprit
seul sait manger” (Brillat-Savarin)
Beaucoup de bonne volonté existe donc au sein de l’ESHRA qui
sera appelé, selonImenLouelhi, responsable commerciale de l’établissement, à
gastronomiser la cuisine algérienne. «Avec l’avancement des cours, les
étudiants devront appliquer ce qu’ils ont appris lors de leur cursus pour
présenter la cuisine algérienne d’une manière gastronomique. Cela va droit dans
l'esprit d’entreprenariat que cherche à développer notre école »,nous révèle-t-elle.
Le “Mille et une Vagues” deviendra-t-il le premier
restaurant gastronomique algérien par excellence ? Le temps seul nous le dira.
D’ici là, l’établissement dispose de tous les moyens et les compétences pour le
devenir.
Mohammed Boudali |